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Portrait d’un chamois en 21 strates

Arrivé à l’alpage de Fessole, au sortir de la hêtraie, les yeux scrutent machinalement la lisière de la forêt, sous le pas de Pierre Taillée ; ils trouvent bientôt ce qu’ils cherchaient plus ou moins consciemment : un chamois !

Comme à chaque fois, c’est un petit coup au cœur ; on se fige, on observe, on savoure…

L’autre jour, mon fils me demandait pourquoi j’avais cette manie un peu bizarre à ses yeux de toujours espérer, de toujours chercher les chamois quand j’étais en montagne. …Parce qu’un chamois, ce n’est pas bien rare, ni bien spectaculaire ; ce n’est qu’une rencontre banale.

Je regarde le chamois de Fessole en repensant à cette question, et laisse mon esprit jouer au jeu des associations d’idées, composant un portrait de l’animal en millefeuille…

  1. Le chamois chassé

Ce modeste coup d’œil est bien le résultat d’une chasse. Je l’ai cherché, je l’ai mérité, je l’ai eu !

  1. Le chamois – trophée

Et au retour en plaine, je pourrais dire que je l’ai vu, prouvant ainsi mon excellence (bien relative il est vrai) d’observateur naturaliste.

  1. Le chamois – donnée

Une donnée digne de ce nom est composée a minima d’une espèce, d’une date, d’un nombre d’individus, d’un lieu et d’un observateur. Je m’interroge un instant sur l’opportunité de verser celle-là dans le grand pot commun des bases de données naturalistes[1]. Rapidement, je renonce, par réflexion et par facilité…

  1. Le chamois dans les jambes

La plupart des rencontres avec un chamois ont une réalité très concrète, se traduisant par un certain essoufflement et un léger mal de jambes… C’est qu’il a fallu monter jusqu’ici !

Ce sentiment est d’autant plus prégnant que l’on ne peut s’empêcher de se comparer à ce drôle de zèbre… capable de gravir 1000 mètres en 15 minutes (contre 3 heures pour mes jours de forme…), avec son cœur un tiers fois plus gros que le mien, pouvant sauter une crevasse de 10 mètres (tandis qu’une crevasse de 50 centimètres me terrorise…), avec ses sabots à la fois crampons et raquettes[2]. Il est trop fort, « le chamois effaré dont le pied vaut une aile».  

  1. Le chamois, mon frère vivant

Il a faim, semble parfois gourmand ; il est joueur, partant en cabrioles sur le névé ; il est effréné dans le rut, écrasé sous la canicule ; il est aimant pour ses petits. Il est mon frère vivant.

Mon frère mortel, aussi, et j’ai un pincement au cœur en voyant sa triste dépouille émerger de l’amas effrayant de l’avalanche.

  1. Le chamois de proximité

Il nous a vus à l’évidence, mais il continue tranquillement de brouter. Le chamois n’offre pas des visions furtives comme la martre ou l’hermine, mais des heures de voisinage. Il fait part de réserve et garde ses distances, bien sûr, mais il fait parfois montre d’un peu de curiosité et s’approche de nous. Il a peur, mais raisonnablement. Cela fait plaisir, ces animaux qui nous voient pour ce que nous sommes généralement, de gros êtres patauds, inoffensifs bien qu’un peu collants. Et qui nous font rêver à un peu plus de proximité.

« Animaux si pressés si sages si légers

ne fuyez pas encore

J’ai très besoin de vous mes discrets passagers

Complices du dehors »
  1. Le chamois paysager

Il est élément du paysage, et plus encore lorsqu’il prend cette pose qu’il apprécie et qui en fait un élément de la frise des pics à l’horizon de la montagne.

  1. Le chamois graphique

Et de près, c’est un bel animal, bien équilibré, robuste sans être lourd, et son masque, et ses cornes. J’aimerais savoir le dessiner et le peindre, et repense aux haïkus visuels de Eric Alibert.

  1. Le chamois calligraphe

Sur une grande pente de neige immaculée, deux chamois dessinent peu à peu, par leur trace, des arabesques magnifiques que j’admire sans y chercher un quelconque sens.

  1. Couleur chamois

Celui-ci porte assez bien sa couleur, beige sombre ?  La couleur chamois officielle (RVB, 208, 192, 122) ne me semble d’ailleurs que modérément correspondre à l’idée que je me fais de ladite couleur. Un peu plus tard, nous croisons un groupe de 17 chamois dont un seul a une livrée gris sombre. Un précurseur de l’hiver ? une variété individuelle ou régionale ?

  1. Peau de chamois

Cette couleur beige me ramène à la peau de chamois que ma mère conservait toujours pour nettoyer je ne sais quoi. D’ailleurs, était-ce réellement du chamois ? Le Net me dit que c’est aujourd’hui généralement de la chèvre ou du mouton.

« Chez les chamois, quand Madame se fait faire un lifting, 

on garde les peaux pour nettoyer les carreaux... »[3]
  1. Le chamois touché

La seule fois que je me souviens avoir touché un chamois, la pauvre bête était morte, coincée dans un coffre de voiture, dans les Alpes de la Brenta. Le pelage était déjà sombre de l’automne, rêche, manteau rustique et nécessaire.

  1. Le chamois senti

Mon piètre odorat ne m’a jamais offert l’odeur du chamois. Quelle est-elle ?

  1. Le chamois ouï

Celui de Fessole broute tranquillement et silencieusement, mais il me revient quelques rencontres sonores, où un sifflement signalait l’alerte de l’animal. Je pense bien avoir été surpris de ce cri, que je n’aurais pas imaginé comme venant de cette bête.

  1. Le chamois tueur ?

Un autre son est celui des pierres qu’il fait bouger dans l’éboulis. Avec parfois l’impression qu’il voudrait m’en faire tomber dessus, l’animal !

  1. Mon premier chamois

Je ne me souviens plus de mon premier chamois. Je suppose qu’il n’était pas glorieux, sans doute quelques points observés de très loin sur la montagne d’en face… En revanche, ma mémoire est marquée par une rencontre forte, entre falaises, éboulis et névé, par un temps menaçant, à une époque où l’animal était encore bien rare.

  1. Le chamois historique

Parce que ce chamois banal d’aujourd’hui est un miraculé. En 1874, Alpinus disait que « le massif de Villard-de-Lans, qui n’est autre chose que le chaînon de la Chartreuse prolongé, n’en nourrit plus un seul ; et pourtant il a des montagnes admirablement disposées pour ce bel animal. Mais ce pays est en proie, comme tant d’autres, à la lèpre de la possession et de la jouissance directe par la commune. »

Depuis, la population humaine de la montagne a diminué, la chasse a été contrôlée, des réintroductions ont été menées… et le chamois est devenu ce compagnon habituel et sympathique de nos randonnées.

  1. Le chamois préhistorique

Il n’y a pas de chamois à Chauvet ou Lascaux ; je ne sais pas pourquoi. Pourtant, depuis 400 000 ans ou plus, nos ancêtres chassaient déjà cet animal, comme en témoignent divers gisements pyrénéens, alpins ou ardéchois. D’après les généticiens, cette espèce est arrivée dans nos contrées depuis l’Himalaya, en plusieurs flux liés aux glaciations. Le fameux chamois de Chartreuse, jadis considéré comme une sous-espèce, serait avec l’Isard des Pyrénées et le chamois des Abruzzes, le témoin d’une souche ancienne de l’espèce, disparue du reste des Alpes suite à l’arrivée d’une race plus compétitive.

  1. Le chamois géographique

De la balade dans le temps, je passe à la balade dans l’espace, aux chamois vus ici ou là dans d’autres régions, participant à d’autres paysages. Et puis, le chamois est, ne l’oublions pas, l’antilope européenne, et mon esprit se prend à le comparer à d’autres souvenirs d’antilopes, pronghorn américains, impalas ou koudous africains… c’est une grande famille, et la parenté de ses membres ne frappe pas les yeux.

  1. La famille secrète du chamois

Le chamois est moins sérieux qu’il n’y parait, et proche parent du dahu. Son masque noir me laisse perplexe ; son utilité m’est inconnue et il le rapproche du blaireau, de la mésange à longue queue et du ratel africain, composant la famille méconnue des « faces rayées ».

  1. Le chamois fantasmatique

Une randonnée hivernale, dans la neige et le plein brouillard. Soudain, je me trouve nez à nez, à quelques mètres, avec deux gros animaux en pleine course vers moi. Mon instinct me dit : « des ânes » ! me laissant pour le moins interloqué. Naturellement, l’âne, c’était moi et les animaux n’étaient que deux chamois aussi surpris que moi, grossis à mes yeux par la loupe du brouillard.

Bon, je sens que je m’égare et je n’irai pas chercher aujourd’hui les chamois suivants au fond mon esprit. Ces 21-là suffisent à donner à l’animal une belle épaisseur et à expliquer amplement le bonheur de la rencontre de celui de Fessole. Vivement le prochain !

[1] Si vous-même faites des observations intéressantes, merci de les communiquer à : http://www.faune-isere.org/

[2] Données tirées de Bernard Fischesser. La vie de la montagne. Ed le Chêne, 1983.

[3] Philippe Géluck. Ma langue au chat.