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Une fraction de seconde, avenue Condorcet

Décembre 2018

Fin de ma dernière séance de radiothérapie. Je sors du centre. Ultime visite au grand platane face à l’entrée.

Mains à plat sur l’écorce lisse, pieds dans le terreau brun. Les sens qui se baladent…

Les yeux suivent le tronc… pulsion de vie, mouvement de la sève. Suivre les plus valeureuses petites branches. Monter vers la lumière !

Se perdre dans le ciel. Suivre un instant la troupe compacte des étourneaux à la recherche de leur demeure nocturne. Traverser les cumulus gorgés d’eau et les cirrus de cristaux de glace. Croiser quelques traces d’avion aux destinations inconnues, pleines de femmes et d’hommes, d’histoires et de projets. Monter plus haut encore, et, derrière un immeuble, deviner le soleil. Sentir sa force au cœur de toute chose. Et plus haut encore, deviner la première des étoiles de la nuit à venir.

Se laisser doucement retomber vers le sol, ressentir l’attraction terrestre.

Se poser, feuille parmi les feuilles. Sentir le bruissement de l’humus accumulé, parcouru par mille vies infimes, se muant peu à peu en une terre noire et riche, moelleuse sous le pied.

S’insinuer dans ce sol vivant, suivre le chemin des racines et radicelles.

S’enrouler autour d’un galet rond et lisse, qui nous raconte la plus longue des histoires. Morceau de magma surgi des tréfonds de la terre il y a 400 millions d’années. Roche dure et cristalline poussée peu à peu vers le haut à la naissance des Alpes. Devenue falaise, pic enneigé. Qui éclate sous le coup d’un grand gel, rebondit sur la pente de la montagne ; se pose dans l’éboulis. Un jour, soulevée par la force géante d’un glacier, et emmenée au loin vers les plaines. Sentir l’air se réchauffer, le glacier fondre ; après quelques temps de repos, être embarquée par le flux gigantesque des eaux de fonte, être frottée aux mille et mille roches, compagnes de migration. Peu à peu être roulée, prendre la forme d’un galet, voyager dans une gangue de boue. Se poser lorsque les eaux n’ont plus la force de nous porter, dans cette plaine qui un jour, des milliers d’années plus tard, accueillera les hommes et leur ville. 

Revenir dans le sol, explorer les profondeurs des moraines et des marnes, jusqu’à rencontrer la roche dure et ancestrale, bien loin sous le platane. Sentir qu’il ne s’agit que de l’écorce de la terre, que la planète est là, immense et chaude sous nos pieds.

Revenir à la surface par le chemin des racines. Saluer les petits compagnons du vieux platane, qui se gorgent de cette terre fertile. Lierre grimpant modestement sur le tronc du grand arbre. Bébé micocoulier, qui deviendra peut-être un bel arbre aux feuilles pointues, apportant un peu de Provence dans ce quartier. Saisir une subtile odeur de menthe.

Ecouter le bruissement de la ville. Le bourdonnement des voitures. Les cris des enfants. Le cristal du chant d’un rouge-gorge en chemin vers le sud.

Poser les yeux sur une plaque, à l’angle de la rue. Saluer Condorcet, Nicolas de son prénom (1743-1794). Petit détour en Drôme provençale, lavandes et oliviers, puisque ce nom provient du village éponyme. Nicolas Condorcet m’est d’autant plus sympathique qu’il me relie à l’un de mes fils – comme lui mathématicien du versant statistiques. Mais Condorcet est plus que cela. Un digne représentant des Lumières. Acteur du choix du mètre comme unité de mesure des longueurs. Défenseur des femmes, des juifs et des noirs. Opposant à la peine de mort. Il a tenté de mettre les statistiques au service de la justice et de la démocratie, en plaidant pour le choix des jurys populaires dans les tribunaux, plus aptes qu’un seul juge à prendre une décision pertinente ; il a cherché, sans pouvoir l’imposer hélas, à promouvoir un système de vote vraiment démocratique.

Revenir une fois encore à notre siècle.

Parcourir le bout de mur qui retient la terre du platane. Examiner la chaude chaleur orangée des pierres. Visiter en pensée les jolies collines des Monts d’Or où on les a extraites. Sur le front de la carrière, devant le millefeuille des couches géologiques, partir explorer l’océan tropical où des millions d’organismes minuscules se sont, générations après générations, déposés sur le fond de l’eau pour, si lentement, constituer cette belle matière : le calcaire !

Explorer ce mur de pierre et penser un instant aux ouvriers qui l’ont construit. Aux gens qui en ont entouré leur propriété. Aux enfants qui ont joué dans ce parc. A celle ou celui qui un jour, a planté ce platane. A l’origine même de cet arbre… de quelle pépinière, de quelle sélection est-il issu ?

Poser ses yeux dans le vingt et unième siècle. Percevoir l’ébullition de la ville en construction, en invention permanente ; sentir les milliers de vies, de labeur, de souffrance et d’amour dans tous les immeubles qui m’entourent.

Se laisser hypnotiser par le ballet des voitures dans la rue. Avoir juste une pensée pour l’histoire du métal, de la mécanique, pour l’ère carbonifère et le grouillement miraculeux de son sous-sol qui donna naissance au pétrole. S’amuser à lire les plaques minéralogiques, à se souvenir des numéros de départements, à en profiter pour penser aux lieux, aux climats, aux habitudes de vie. A inventer l’histoire des conducteurs…pourquoi donc celui-ci a t’il débarqué de Corse pour arpenter l’avenue Condorcet ?…

Absorber les vibrations de ce grand organisme vivant qu’est la cité. Capter les ondes envoyées par ceux qui me sont chers et qui y vivent. Penser à celles et ceux qu’il me reste à rencontrer.  

Et poursuivre encore et encore l’exploration de cette fraction de seconde. Explorer les recoins de mon âme, les mystères de mon corps. Saluer mes souvenirs heureux ou douloureux.

En cet instant, en ce lieu, me savoir poussière d’étoile, fragment infime de la ville et de la vie.

Alors, tout au fond de moi-même, me sentir pleinement fragile, mortel…et éternel.